L’ULTIME RENCONTRE - Harry Harrison

La Galaxie est le système stellaire dont notre Soleil, avec son cortège de planètes et de corps plus petits, est un membre somme toute parfaitement moyen. Le diamètre de la Galaxie est d’environ 100 000 années-lumière et sa plus grande épaisseur, au centre, de l’ordre de 20 000 années-lumière. Il y a plus d’étoiles dans la Galaxie que d’êtres humains sur notre planète – 100 milliards environ. Et c’est encore par milliards que les plus puissants télescopes permettent de découvrir d’autres galaxies. Tels sont quelques éléments du décor devant lequel se déroule la recherche racontée ici.

1

HAUTAMAKI avait posé le vaisseau sur un affleurement rocheux, une ancienne coulée de lave craquelée qui se trouvait sur le mauvais côté du glacier. Tjond avait pensé, à part elle, qu’ils auraient pu se poser plus près. Mais Hautamaki était le maître-de-vaisseau et il prenait toutes les décisions. Elle pensa aussi, encore une fois, qu’elle aurait pu rester dans le vaisseau. Personne ne l’avait obligée à participer à cette horrible marche sur la glace crevassée. Mais, bien sûr, il était hors de question qu’elle demeurât en arrière.

Il y avait une balise-radio sur cette planète inhabitée, dans cette région. Elle émettait des craquements et des sifflements sur une douzaine de fréquences. Tjond devait être là lorsqu’ils la découvriraient.

Gulyas l’aida à franchir un passage difficile et elle le récompensa d’un baiser furtif sur sa joue hâlée.

Il était difficile de penser que ce pût être autre chose qu’une balise humaine. Pourtant, leur vaisseau traversait actuellement une zone inexplorée. Il subsistait malgré tout une chance infime pour que d’autres, quels qu’ils fussent, aient construit cette balise. L’idée de ne pas être présente au moment de la découverte était insupportable. Depuis combien de temps l’humanité cherchait-elle ? Depuis combien de siècles ?

Il lui fallait se reposer ; elle n’avait pas l’habitude de ce genre d’effort physique. Elle était encordée entre les deux hommes et, lorsqu’elle s’arrêtait, ils s’arrêtaient tous. Hautamaki stoppa et se retourna quand il perçut la traction sur la corde. Il la regarda sans mot dire. Son corps parlait pour lui, son corps arrogant, grand, musclé, bronzé et nu sous la tenue atmosphérique transparente. Il respirait normalement, avec aisance, et son visage ne changea pas d’expression tandis qu’il la regardait. Elle cherchait désespérément à reprendre son souffle.

Hautamaki ! Quelle sorte d’homme es-tu, Hautamaki, pour faire preuve d’un si mortel dédain envers une femme ?

Pour Hautamaki, ç’avait été la plus dure expérience de sa vie. Quand les deux étrangers avaient franchi la passerelle du vaisseau, il avait ressenti comme une offense.

Ce vaisseau était à lui, à lui et à Kiiskinen. Mais Kiiskinen était mort et l’enfant qu’ils avaient tant désiré était mort aussi. Mort avant de naître, avant d’avoir été conçu. Mort parce que Kiiskinen avait disparu et que Hautamaki ne voudrait plus jamais d’enfant. Pourtant, il restait le travail. Ils étaient à peine à mi-chemin de leur parcours de surveillance lorsque l’accident s’était produit. Pour regagner la base, il aurait fallu des quantités prodigieuses de carburant et beaucoup de temps. Il avait donc demandé des instructions. Et le résultat était là : un autre équipage de surveillance, inexpérimenté, maladroit.

Ils attendaient leur première mission. Ce qui signifiait au moins qu’ils avaient de l’entraînement, sinon de l’expérience. Physiquement, ils pourraient faire le travail nécessaire. Il n’aurait pas d’ennui de ce côté. Mais c’était un couple et lui n’était que la moitié d’un couple. La solitude peut être une chose terrible.

Ils auraient été les bienvenus si Kiiskinen avait été encore là. À présent, il les maudissait.

L’homme apparut le premier et tendit la main. « Je suis Gulyas, comme vous le savez. Voici ma femme, Tjond. » Il la désigna du menton et sourit, la main toujours tendue.

« Bienvenue à bord de mon vaisseau », dit Hautamaki. Et il croisa les mains derrière son dos. Si cet imbécile ignorait les coutumes des Hommes, il n’allait pas les lui apprendre.

« Excusez-moi, j’avais oublié que vous ne touchez jamais un étranger. » Gulyas souriait toujours. Il s’écarta pour laisser entrer sa femme.

« Comment allez-vous, commandant ? » dit Tjond. Puis ses yeux s’agrandirent et elle rougit en s’apercevant qu’il était complètement nu.

« Je vais vous montrer vos cabines », dit Hautamaki. Il fit demi-tour et s’éloigna, certain qu’ils le suivaient. Une femme ! Il en avait vu auparavant sur diverses planètes. Il lui était même arrivé de leur parler. Mais il n’aurait jamais cru en voir une à bord, un jour. Comme elles étaient laides, avec leur corps bouffi ! Pas étonnant que, sur les autres mondes, chacun portât des vêtements. Il était nécessaire de dissimuler toute cette graisse en excédent.

« Mais… il ne portait même pas de chaussures ! » lança Tjond avec indignation en refermant la porte. Gulyas se mit à rire.

« Depuis quand la nudité te choque-t-elle ? Tu ne paraissais pas y faire attention lors de nos vacances sur Hie. Et tu connais les coutumes des Hommes.

— C’est différent. Sur Hie, tout le monde était habillé, de la même façon. Mais ça, c’est presque indécent !

— L’indécence d’un homme est la décence d’un autre.

— Je parie que tu ne pourrais pas répéter cela trois fois à toute vitesse.

— Et pourtant, c’est vrai. Si tu réfléchis bien, il pense certainement, comme tu le penses à son égard, que nous avons tort.

— Je ne le pense pas, je le sais ! » dit-elle en se dressant sur la pointe des pieds pour venir lui mordre l’oreille de ses dents minuscules, blanches et lisses comme des grains de riz. « Depuis combien de temps sommes-nous mariés ?

— Six jours, dix-neuf heures standard et quelques affreuses minutes.

— Affreuses simplement parce que tu ne m’as pas embrassée durant tout ce temps. »

Il sourit en regardant son visage mince, adorable. Il posa les mains sur le crâne lisse et tiède de sa femme puis les fit glisser au long de son corps gracile.

« Tu es belle », dit-il. Et il l’embrassa.

2

Dès qu’ils furent au milieu du glacier, la marche devint plus facile sur la neige tassée. En une heure, ils eurent atteint la base de l’aiguille rocheuse. Elle se dressait au-dessus sur le ciel vert. Elle était noire, crevassée. Tjond la contempla de bas en haut et eut envie de pleurer.

« C’est trop haut ! Impossible de grimper. Avec la graviluge nous y serions arrivés.

— Nous avons déjà discuté de cela auparavant », dit Hautamaki. Comme chaque fois qu’il parlait pour Tjond, il regardait Gulyas. « Il ne faut aucune source de radiation à proximité de cet appareil jusqu’à ce que nous ayons déterminé exactement sa nature. Les photos aériennes ne nous ont rien appris, sinon qu’il s’agit d’une machine isolée. Je grimperai le premier. Vous pourrez suivre. Ce n’est pas difficile sur ce genre de roche. »

Ce n’était pas difficile. C’était tout simplement impossible. Elle essaya de grimper, retomba et ne parvint plus à s’élever de nouveau. Finalement, elle dénoua la corde. Dès que les deux hommes furent au-dessus d’elle, elle se mit à pleurer de désespoir, le visage entre ses mains. Gulyas avait dû l’entendre ou bien il devinait son désarroi, car il l’appela d’en haut.

« Je t’enverrai une corde dès que nous serons au sommet. Je ferai une boucle au bout. Tu n’auras qu’à passer tes bras dedans et je te hisserai. »

Elle était certaine qu’il ne pourrait y arriver. Mais elle devait quand même essayer. Cette balise… elle ne pouvait pas être d’origine humaine !

La corde lui scia le corps mais, de façon assez surprenante, Gulyas parvint à la hisser. Elle fit de son mieux pour éviter de venir frapper la paroi ou de s’entortiller. Puis Gulyas se pencha pour l’aider. Hautamaki tenait la corde… et elle comprit que c’était la force de ses bras noueux qui l’avait montée si rapidement, et non pas son mari.

« Hautamaki, merci pour… »

Il l’interrompit : « Nous allons examiner l’appareil, maintenant. » Il regardait Gulyas tout en parlant. « Vous resterez ici avec mon sac. N’approchez pas jusqu’à ce que je vous en donne l’ordre. »

Il pivota sur ses talons et, d’un pas décidé, se dirigea vers l’affleurement rocheux où se trouvait la machine. Il s’arrêta à moins d’un pas de distance et s’agenouilla. Son corps leur cacha l’appareil. Il resta ainsi durant de longues minutes.

« Que fait-il ? » souffla Tjond. Elle avait agrippé le bras de Gulyas. « Qu’est-ce que c’est ? Qu’a-t-il vu ?

— Venez par ici ! » lança Hautamaki en se relevant. Il y avait dans sa voix une note d’émotion qu’ils ne lui avaient jamais connue jusqu’à présent. Ils coururent jusqu’à lui, dérapant sur le sol gelé. Ils ne s’arrêtèrent que lorsqu’il étendit les bras devant eux.

« Qu’en pensez-vous ? » demanda-t-il. Ses yeux n’avaient pas quitté la machine trapue fixée au rocher devant eux.

 

Il y avait une structure centrale, une demi-sphère de métal jaunâtre étroitement fixée au sol, ses contours épousant les irrégularités de la roche. Des bras courts en sortaient, sur toute sa circonférence. Ils étaient du même métal que la sphère, de longueur et de forme diverses, pourvus d’appendices pointés vers le ciel comme autant de doigts. Un câble de la grosseur d’un bras sortait de la demi-sphère. Il courait sur le sol jusqu’à une saillie rocheuse. Là, il devenait subitement droit et montait dans le ciel au-dessus de leurs têtes. Gulyas le désigna du doigt.

« Je n’ai pas la moindre idée de la fonction des autres parties, mais je jurerais que ceci est l’antenne qui émet les signaux que nous avons captés en entrant dans ce système.

— Cela se pourrait, admit Hautamaki. Mais tout le reste ?

— L’une de ces choses pointées vers le ciel ressemble à un télescope, dit Tjond. Je crois même vraiment que c’en est un. »

Elle s’agenouilla. Avec un cri de colère, Hautamaki tendit le bras vers elle. Mais il était trop tard. Elle avait déjà un œil à l’extrémité du tube. Elle ferma l’autre, essayant d’apercevoir quelque chose.

« Eh bien… oui, c’est un télescope ! » Elle ouvrit l’autre œil et examina le ciel. « Je vois très nettement le bord de ces nuages. »

Gulyas l’écarta, mais il n’y avait aucun danger. C’était bien là un télescope comme elle l’avait dit, rien de plus. Ils regardèrent à tour de rôle. Ce fut Hautamaki qui remarqua que le télescope se déplaçait lentement.

« En ce cas… tous les autres appareils devraient tourner aussi, puisqu’ils sont parallèles », dit Gulyas en désignant les appendices métalliques à l’extrémité de chaque bras. L’un d’eux possédait un objectif peu différent de celui du télescope. Mais, quand Gulyas regarda, il ne vit que du noir. « Là-dedans, dit-il, je ne peux rien voir.

— Vous, peut-être », dit Hautamaki. Il se caressa la joue tout en contemplant l’étrange machine. Puis il alla fouiller dans son sac. Il prit un analyseur multi-radiations dans une boîte et revint le placer devant le tube où Gulyas avait essayé d’apercevoir quelque chose. « Radiation infrarouge seulement. Tout le reste est éliminé. »

Un des autres tubes ne percevait que l’ultraviolet, alors que des plaques métalliques striées concentraient les ondes radio. Ce fut Tjond qui émit à haute voix ce qu’ils pensaient tous. « J’ai regardé dans un télescope… peut-être tous ces objets sont-ils aussi des télescopes ! Ils sont faits pour des yeux non humains, comme si les créatures qui ont conçu cet appareil ne savaient pas qui, ou quoi, viendrait ici. Ils ont prévu toutes sortes de télescopes sur toutes les longueurs d’ondes possibles. Notre quête est finie ! Nous… l’humanité… nous ne sommes plus seuls dans l’univers ! »

 

« Gardons-nous de tirer des conclusions hâtives », dit Hautamaki. Mais son ton démentait ses paroles.

« Pourquoi pas ? » cria Gulyas. Il attira sa femme tout contre lui, dans son émotion. « Pourquoi ne serions-nous pas les premiers à découvrir les Autres ? S’ils existent, nous savions bien que nous devions les rencontrer forcément un jour ! La galaxie est immense, mais finie. Cherchez et vous trouverez. N’est-ce pas ce que l’on nous a dit à l’entrée de l’Académie ?

— Nous n’avons pas encore de preuves », dit Hautamaki. Il essayait de dissimuler son propre enthousiasme qui allait grandissant. Il était le chef et se devait d’être l’avocat du diable. « Cet appareil a pu être construit par des humains.

— Premier point, dit Gulyas en comptant sur ses doigts, ceci ne ressemble à rien que nous ayons déjà vu. Second point, cet alliage est inconnu, très dur. Troisième point, nous sommes dans une portion d’espace qui, pour autant que nous le sachions, n’a jamais été visitée auparavant. Nous nous trouvons à des siècles-lumière du plus proche système habité. Les vaisseaux qui sont capables de faire ce voyage aller-retour sont encore très récents.

— Et voici une preuve réelle, irréfutable ! » cria Tjond. Ils coururent vers elle.

Elle avait suivi le câble épais qui se transformait en antenne. À sa base, à l’endroit où il était plus épais et rivé au rocher, il y avait une série de caractères gravés. Il devait y en avoir une centaine. Ils commençaient là pour se poursuivre jusqu’au-dessus d’eux. Chaque caractère était parfaitement distinct.

« Ils ne sont pas humains, dit Tjond d’un air triomphant. Ils n’offrent pas la moindre ressemblance avec aucun caractère d’aucun langage connu de l’homme. Ils sont totalement nouveaux !

— Comment pouvez-vous en être sûre ? » dit Hautamaki. Il était assez ému pour s’adresser directement à elle.

« Je le sais, commandant, parce que ceci est ma spécialité. J’ai étudié la philologie comparée et je suis spécialisée en abécédologie, qui est l’étude de l’histoire des alphabets. Notre science est la seule à être en contact avec la Terre…

— C’est impossible !

— Non, seulement très lent. La Terre doit être actuellement de l’autre côté de la galaxie par rap port à notre position actuelle. Si mes souvenirs sont exacts, un voyage circulaire prendrait quatre cents ans. L’abécédologie n’existe que sur la bordure extérieure. Tout repose donc sur une vérité inaltérable. Les alphabets de la vieille Terre font partie de son histoire ; ils ne peuvent être modifiés. Je les ai tous étudiés, chaque caractère, chaque détail. J’ai observé leurs transformations au fil des millénaires. On constate que les alphabets gardent leurs éléments d’origine, quels que soient les changements et modifications qu’ils subissent. Voici la lettre L adaptée pour computeur. » Elle gratta le rocher de la pointe de son couteau. Puis elle traça un autre caractère sinueux à côté du premier. « Et ceci est le lamedh hébreu où vous pouvez observer la même forme. L’hébreu est un proto-alphabet incroyablement ancien. Pourtant, ces deux lettres ont le même angle droit. Mais ces caractères… nous n’avons jamais rien vu de semblable auparavant. »

 

Il y eut un instant de silence. Hautamaki regardait Tjond comme si la confirmation des mots qu’elle avait prononcés pouvait être inscrite sur son visage. Finalement, il sourit.

« Je me contente de votre parole. Je suis certain que vous connaissez parfaitement votre domaine. »

Il retourna jusqu’à son sac et sortit de nouveaux instruments d’examen.

« As-tu vu cela ? murmura Tjond à l’oreille de son mari. Il m’a souri. »

— Impossible. C’était sans doute un rictus de colère. »

Hautamaki avait accroché un poids au fût du télescope et il calculait son mouvement par rapport au sol. « Gulyas, demanda-t-il, vous souvenez-vous de la période de rotation de cette planète ?

— Environ dix-huit heures standard. Le calcul n’était pas très exact. Pourquoi ?

— C’est suffisant. Nous sommes à peu près à 85 degrés de latitude nord, ici, ce qui est conforme à l’angle de ces bras rigides, alors que le mouvement de ces télescopes…

— Va à l’encontre du sens de rotation planétaire, et à la même vitesse. Bien sûr, j’aurais dû m’en apercevoir !

— De quoi parlez-vous, tous les deux ? demanda Tjond.

— Ils sont perpétuellement braqués sur le même point du ciel, dit Gulyas. Sur une étoile.

— Ce pourrait être une autre planète de ce système », dit Hautamaki. Puis il secoua la tête. « Non, il n’y a aucune raison pour cela. C’est plutôt quelque chose qui se trouve au-delà du système. Nous verrons cela cette nuit. »

Ils étaient à l’abri dans leurs tenues atmosphériques et ils disposaient de nourriture et d’eau en quantité suffisante. La machine fut photographiée et examinée sous tous les angles. Ils émirent des hypothèses quant à sa source d’énergie. Les heures leur parurent longues, malgré tout, jusqu’au crépuscule. Il y avait quelques nuages qui disparurent au coucher du soleil. Lorsque la première étoile apparut dans le ciel qui s’assombrissait, Hautamaki se mit à l’oculaire du télescope.

« Je ne vois que le ciel. Il y a encore trop de lumière. Mais il y a comme une grille lumineuse dans le champ, avec cinq lignes qui partent de la circonférence. Au lieu de se croiser, pourtant, elles disparaissent vers le centre.

— Et elles désignent l’étoile qui devrait se trouver au milieu du champ… sans la masquer ?

— Oui. Les étoiles apparaissent, maintenant. » C’était une étoile de septième magnitude, isolée au bord de la galaxie. Elle était ordinaire en tout point, hormis sa situation à l’écart de tout voisin stellaire. Ils l’observèrent à tour de rôle, la repérant soigneusement afin de ne pas la confondre avec une autre.

« Est-ce que nous y allons ? » demanda Tjond. Mais c’était là une constatation plutôt qu’une question.

« Bien sûr », dit Hautamaki.

3

Dès que le vaisseau eut quitté l’atmosphère, Hautamaki envoya un message à la station-relais la plus proche. En attendant la réponse, ils analysèrent ce qu’ils avaient emporté.

À chaque résultat, leur enthousiasme augmentait. Le métal n’était pas plus dur que la plupart des alliages résistants qu’ils utilisaient, mais sa composition était totalement différente. La densité des molécules de surface avait été accrue par quelque procédé inconnu. Les caractères n’offraient vraiment aucune ressemblance avec quelque alphabet humain que ce fût. Et l’étoile sur laquelle les instruments avaient été pointés était située bien au-delà des limites d’exploration galactique.

Dès que le message Signal enregistré fut arrivé, ils lancèrent le vaisseau sur la route qu’ils avaient soigneusement calculée. Leurs instructions permanentes étaient de chercher partout et de faire un rapport sur tout. C’était ce qu’ils faisaient à présent. Ils allaient établir le premier contact avec une race étrangère. Eux. Ils avaient déjà découvert un objet qu’elle avait fabriqué. Quoi qu’il puisse arriver, à présent, tout l’honneur leur reviendrait. Le repas à bord prit une allure de fête et Hautamaki fut assez tolérant pour autoriser d’autres alcools que le vin. Les résultats furent presque désastreux.

« Un toast ! » criait Tjond. Elle se leva en vacillant légèrement. « À la Terre et à l’humanité… qui n’est plus seule !

— Plus seule », répétèrent-ils.

Le visage de Hautamaki perdit une partie de la gaieté qu’il avait mis si longtemps à refléter.

« Je vous demande de porter un toast avec moi, dit-il, à quelqu’un que vous n’avez pas connu et qui aurait pu être ici, avec nous.

— À Kiiskinen », dit Gulyas. Il avait lu les rapports et il était au courant du drame, toujours présent dans l’esprit de Hautamaki.

« Merci. À Kiiskinen. » Ils burent.

« J’aurais aimé le rencontrer », dit Tjond. Une pointe de curiosité féminine la chatouillait.

« Un homme merveilleux », dit Hautamaki. Il semblait désireux de parler maintenant que le sujet était abordé pour la première fois depuis l’accident. « L’un des meilleurs. Nous avons vécu douze ans dans ce vaisseau.

— Avez-vous eu… des enfants ? demanda Tjond.

— Ta curiosité est déplacée, intervint Gulyas. Je pense que nous ferions mieux de nous verser… »

 

Hautamaki leva la main. « S’il vous plaît. Je comprends votre intérêt bien naturel. Nous, Hommes, n’habitons guère plus d’une douzaine de planètes et j’imagine que nos coutumes vous semblent assez curieuses ; nous sommes une minorité. Mais, s’il y a quelque embarras, c’est bien de votre côté uniquement. Le fait d’être deux sexes vous embarrasse-t-il ? Embrasseriez-vous votre femme en public ?

— Avec plaisir », dit Gulyas. Et il le fit.

« Vous comprenez donc ce que je veux dire. Nous éprouvons la même chose et, parfois, nous agissons de même, bien que notre société ne comporte qu’un seul sexe. C’est le résultat naturel d’une ectogenèse.

— Ce n’est pas naturel », dit Tjond. Ses joues étaient colorées. « L’ectogenèse nécessite un ovule fertile. L’ovule provient de la femelle. Une société ectogénétique devrait donc être femelle, logique ment. Une société entièrement mâle n’est pas naturelle.

Rien de ce que nous faisons n’est naturel, dit Hautamaki sans colère apparente. L’homme est un animal qui modifie son milieu. Tout être vivant loin de la Terre vit dans un milieu non naturel. L’ectogenèse, dans ces conditions, n’est pas moins naturelle que le fait de vivre, comme à présent, dans une coque de métal, à l’intérieur d’une projection irréelle de l’espace-temps. Que l’ectogenèse combine le plasma du germe de deux cellules mâles plutôt que celui d’un ovule et d’un spermatozoïde n’est pas plus choquant que vos vestiges de seins.

— Vous êtes insultant, dit-elle en rougissant.

— Pas le moins du monde. Vos seins ont perdu leur fonction. Ils dégénèrent donc. Vous autres, bisexués, êtes aussi naturels – ou non naturels – que nous, les Hommes. Nous ne pourrions survivre sans le milieu « non naturel » que nous avons créé. »

Ils étaient encore excités par leur récente découverte et peut-être les stimulants et la colère diminuaient-ils le contrôle de Tjond. « Quoi… comment osez-vous me qualifier de non naturelle… vous qui…

— Vous perdez la tête, femme ! tonna Hautamaki en se levant brusquement. Vous prétendez fouiller les détails intimes de ma vie et vous m’insultez lorsque j’aborde un de vos tabous. Les Hommes valent mieux que votre espèce ! »

Il prit une profonde inspiration, tourna les talons et quitta la pièce.

Tjond demeura dans sa cabine pendant presque une semaine standard après cette soirée. Elle travaillait l’analyse des caractères étrangers et Gulyas lui apportait ses repas. Hautamaki ne parlait jamais des événements et il interrompit Gulyas lorsque celui-ci essaya d’excuser sa femme. Mais il ne protesta pas lorsqu’elle reparut à la section de contrôle.

Il avait repris néanmoins son ancienne habitude de ne parler qu’à Gulyas, sans jamais s’adresser à elle.

 

« Il faut vraiment que je vienne aussi ? » demanda Tjond. Elle referma sa pince à épiler sur un unique et minuscule cheveu, à la surface d’ivoire de son crâne lisse. Elle l’arracha et toucha son arcade sourcilière. « As-tu vu qu’il a de vrais sourcils ? juste là. De grandes choses toutes ébouriffées. On dirait des cicatrices. Il a même des cheveux à la base du crâne. Répugnants. Je te parie que les Hommes sont hirsutes à cause de leurs gènes. Ce ne peut être un accident. Tu ne m’as pas répondu… Est-ce qu’il veut vraiment que je vienne ?

— Tu ne m’as pas laissé le temps de répondre », dit Gulyas. Un sourire adoucissait ses paroles. « Il n’a pas prononcé ton nom. Ce serait trop demander. Mais il a bien dit que l’équipage devrait être au complet à dix-neuf heures. »

Elle mit une touche de rose sur les lobes de ses oreilles et le bord de ses narines, puis elle referma son nécessaire à maquillage. « Je suis prête à aller n’importe où. Faut-il aller nous enquérir des désirs du commandant ?

— Dans vingt heures, nous ressortirons dans l’espace normal, leur déclara Hautamaki à la section de contrôle. Il y a de fortes chances pour que nous rencontrions ce peuple, ces étrangers qui ont construit la balise. Jusqu’à ce que nous découvrions qu’il en est autrement, nous devrons admettre que leurs intentions sont pacifiques. D’accord, Gulyas ?

— Commandant, il y a eu de nombreuses controverses quant aux intentions d’une hypothétique autre race. Jamais il n’y a eu de véritable accord…

— C’est sans importance. Je suis le maître de ce vaisseau. Jusqu’ici, il est évident que cette race recherche un contact, et non la conquête. Je vois les choses ainsi. Notre culture est très riche et très ancienne. Tout en cherchant une autre espèce intelligente, nous avons aussi fait des connaissances avec des vaisseaux comme celui-ci. Une culture inférieure serait limitée par le nombre de ses vaisseaux. Elle placerait donc des balises. Un seul vaisseau pourrait en placer plusieurs dans une large portion d’espace. Sans aucun doute, il y en a d’autres. Elles servent toutes à attirer l’attention sur une seule étoile. Une sorte de point de rendez-vous.

— Cela ne prouve pas leurs intentions pacifiques. Ce pourrait être un piège.

— J’en doute. Pour satisfaire des besoins guerriers, il y a mieux à faire que de mettre au point des pièges si retors. Je crois que leurs intentions sont pacifiques, et c’est le seul facteur qui importe. Jusqu’à ce que nous les rencontrions, tous nos actes seront basés sur cette hypothèse. J’ai donc désarmé tout le vaisseau…

— Vous avez…

— Et je vous demanderai d’abandonner toute arme personnelle qui serait en votre possession.

— Vous risquez nos vies sans nous avoir consultés, s’écria Tjond avec colère.

— Pas du tout, répondit-il sans la regarder. Vous avez risqué votre vie en entrant dans le Service et en prêtant serment. Vous obéirez à mes ordres. Je veux toutes les armes ici dans une heure. Il faut que le vaisseau soit complètement net avant que nous repassions en espace normal. Lorsque nous rencontrerons les étrangers, nous serons armés de notre seule humanité… Peut-être pensez-vous que les Hommes vont nus pour quelque raison perverse, mais c’est faux. Nous avons abandonné les vêtements en signe de complète communion avec notre milieu. C’est un acte pratique et symbolique en même temps.

Vous n’insinuez pas que nous devrions ôter nos vêtements, non ? » demanda Tjond. Elle était toujours aussi furieuse.

« Pas du tout. Faites comme il vous plaira. J’essaie seulement de vous expliquer mes raisons afin que nous ayons une unanimité d’action lors de la rencontre avec les créatures intelligentes qui ont bâti la balise. La surveillance sait maintenant où nous sommes. Si nous ne revenons pas, un autre équipage arrivera avec tout l’arsenal de mort dont dispose l’humanité. Nous allons donc donner à ces étrangers toutes les chances de nous tuer, si c’est ce qu’ils désirent. Les représailles suivront. S’ils n’ont pas d’intentions belliqueuses, notre contact sera pacifique. Ceci est une raison suffisante pour risquer cent fois sa vie. Je n’ai pas à vous expliquer l’importance énorme d’un tel contact. »

Le moment du retour à l’espace normal approchait. La tension montait. La boîte contenant les revolvers, charges explosives et poison du labo – y compris les grands couteaux de cuisine – était enfermée depuis longtemps. Ils se trouvaient tous dans le poste de contrôle quand la cloche tinta et qu’ils revinrent dans l’espace normal. Ici, en bordure de la galaxie, la plupart des étoiles étaient rassemblées sur un côté. Devant eux, il y avait un puits de ténèbres où brillait une étoile solitaire.

« C’est cela, dit Gulyas en quittant l’analyseur spectral, mais nous ne sommes pas assez près pour une bonne observation. Est-ce que nous faisons un autre bond ?

— Non, fit Hautamaki. Il faut d’abord que nous procédions à une observation détaillée. »

 

La pression monta dans les écrans sensibles. Ils entrèrent en fonction, s’assombrissant lentement. De brefs éclats de lumière apparaissaient à leur surface quand les molécules d’air isolées venaient les frapper pour s’éteindre ensuite. L’écran de proue montrait les ténèbres de l’espace avec, au centre, l’image de l’étoile.

« C’est impossible ! » s’écria Tjond. Elle était sur le siège d’observation, derrière eux.

« Non, ce n’est pas impossible, dit Hautamaki. Impossible à l’état naturel seulement. Ce qui prouve que ce que nous voyons a été construit. Nous allons nous avancer. »

L’image de l’étoile scintillante était irréelle. Au centre, l’astre lui-même était normal. Mais comment expliquer les trois anneaux qui l’entouraient et se croisaient ? Ils avaient la dimension d’une orbite planétaire. Même s’ils étaient aussi ténus qu’une queue de comète, leur construction avait dû être un travail incroyable. Et quelle pouvait être la signification des lueurs colorées qui, sur ces anneaux, orbitaient comme des électrons fous ?

L’écran étincela et l’image s’évanouit.

« Ce ne peut être qu’une balise, dit Hautamaki en ôtant son casque. Elle se trouve, là pour attirer l’attention. Tout comme la balise-radio qui nous a attirés sur la première planète. Quelle race, assez curieuse pour avoir construit des astronefs, serait capable de résister à cela ?

Gulyas glissa les corrections de course dans l’ordinateur. « Il reste un problème, dit-il. Puisqu’ils avaient les possibilités techniques pour une telle construction, pourquoi n’ont-ils pas construit une flotte d’exploration ? Pourquoi n’ont-ils pas pris contact avec nous… au lieu de chercher à nous attirer ?

— Nous aurons bientôt la réponse, je l’espère. Mais elle réside sans doute dans leur psychologie étrangère. Pour eux, ce processus est sans doute la solution la plus évidente. Et vous devez admettre qu’ils ont réussi. »

4

Cette fois, lorsqu’ils eurent fait le bond, les cercles lumineux occupaient tous les hublots avant. Les récepteurs radio étaient branchés, sondant automatiquement les ondes.

Le son éclata soudain sur plusieurs fréquences. Gulyas diminua le volume.

« C’est le même genre d’émission que nous avions avec la balise, dit-il. Très directionnelle. Toutes les émissions viennent de cette espèce de planétoïde doré. Il est grand, mais il n’a tout de même pas le diamètre d’une planète.

— Nous sommes sur la bonne route, dit Hautamaki. Je vais prendre les commandes. Regardez si vous ne pouvez pas capter une image sur le circuit vidéo.

— Rien que des interférences. Mais j’envoie un signal. Une vue de cette cabine. S’ils ont l’équipement nécessaire, ils pourront l’analyser et répondre… Regardez l’écran ! Ils ont fait vite ! »

Des couleurs striaient maintenant l’écran. Une image apparut, vacilla puis se stabilisa. Tjond régla la netteté et l’image devint parfaitement claire. Les deux hommes regardèrent. Derrière eux, Tjond s’écria :

« Ni serpent, ni insecte. Nous avons de la chance ! »

L’être qui apparaissait sur l’écran les fixait lui aussi avec intensité. Ils n’avaient aucun moyen d’estimer sa taille relative, mais il était absolument humanoïde. Il possédait trois longs doigts palmés, avec un pouce opposable. Seule la partie supérieure de son corps était visible. Et il était vêtu de telle façon qu’aucun détail physique ne pouvait apparaître. Son visage était très net sur l’écran, de couleur dorée, sans cheveux, avec des yeux larges, presque circulaires. Son nez, s’il eût été humain, aurait été qualifié de « cassé ». Il était large, avec des narines palpitantes. Avec sa lèvre supérieure très mince, cela lui conférait une apparence sinistre.

Mais de tels critères ne pouvaient être utilisés. D’un point de vue étranger, il pouvait être très beau.

« S’bbsic », dit l’être. Les récepteurs radio captaient maintenant le son. La voix était haut perchée, semblable à un piaillement.

« Je vous salue aussi, dit Hautamaki. Nous possédons un langage parlé et nous devrons apprendre à converser. Nous venons en paix.

— Nous, peut-être, dit Gulyas, mais je ne puis dire la même chose de ces étrangers. Regardez le troisième écran. »

Celui-ci montrait une vue immense du planétoïde dont ils approchaient. Un groupe de constructions sombres se dressait sur sa surface dorée, couronnée d’une forêt d’antennes. Des structures circulaires entouraient ces bâtiments. Des appareils trapus et tubulaires étaient visibles. Ils évoquaient des armes de gros calibre. La similitude était accrue par le fait qu’ils tournaient tous ensemble, braqués sur le vaisseau qui approchait.

« Je coupe la vitesse », dit Hautamaki. Il appuya sur les boutons de contrôle en quelques gestes rapides. « Placez un écran-duplicateur ici et agrandissez cette image. Nous allons découvrir immédiatement leurs intentions. »

Ils stoppèrent finalement leur mouvement en direction du planétoïde doré. Hautamaki fit pivoter l’écran-duplicateur et désigna les armes. Puis il se désigna lui-même en posant un doigt sur sa poitrine. Il étendit ensuite ses mains vides devant lui, grandes ouvertes. L’étranger avait observé cette curieuse démonstration de ses yeux dorés et brillants. Il pencha la tête de droite et de gauche, puis il répéta les gestes d’Hautamaki. Il se désigna lui-même de son grand doigt du milieu, puis il montra l’écran.

« Il a compris aussitôt, dit Gulyas. Ces armes… elles disparaissent. Nous allons reprendre notre approche. Est-ce que tout ceci a bien été enregistré ?

— Image, son, avec les indications de chaque instrument. Tout a été enregistré depuis que nous avons observé l’étoile pour la première fois. Les rubans ont été ensuite placés dans la soute blindée, comme vous l’avez ordonné. Je me demande ce qu’ils vont faire, à présent ?

— Ils ont déjà commencé… regardez. » L’étranger avait quitté l’écran. Il reparut, tenant avec aisance une sorte de sphère de métal. De cette sphère, sortait un tuyau muni d’un levier à mi-longueur. Lorsque l’étranger pressa ce levier, ils perçurent un sifflement.

« Une cartouche de gaz, dit Gulyas. Je me demande ce que cela peut bien signifier ? Non… ce n’est pas du gaz. Ce doit être une pompe, sur la table. » L’étranger continua de presser le levier jusqu’à ce que le sifflement s’éteigne.

« Ingénieux, dit Hautamaki. Nous savons maintenant qu’il y a un échantillon de leur atmosphère dans ce réservoir. »

Aucun mécanisme de propulsion n’était visible sur la sphère. Pourtant, elle s’élança vers le vaisseau, en orbite au-dessus du planétoïde doré. Elle s’arrêta à proximité, parfaitement visible par les hublots. Elle oscillait selon un arc réduit.

« C’est une sorte de rayon de force, dit Hautamaki, quoique rien n’apparaisse sur les instruments. C’est une chose que nous découvrirons bientôt, je l’espère. Je vais maintenant ouvrir la porte extérieure de la grande écoutille. »

Dès que la porte fut ouverte, la sphère s’élança hors de vue. Ils l’aperçurent à nouveau sur l’écran du sas. Elle se posait doucement sur le pont. Hautamaki referma la porte et tendit le doigt vers Gulyas.

« Prenez une paire de gants stérilisés et emmenez ce réservoir au labo. Procédez aux examens habituels sur son contenu, comme nous le faisons pour les atmosphères planétaires. Dès que vous aurez prélevé l’échantillon, remplissez la sphère de notre propre atmosphère et rejetez-la par le sas. »

 

Les analyseurs se mirent au travail sur l’échantillon d’air étranger. Sans nul doute, les étrangers faisaient de même sur l’échantillon d’atmosphère du vaisseau. L’analyse n’était que pure routine et, très vite, le rapport s’inscrivit en code sur le panneau de contrôle.

« Irrespirable, dit Gulyas, pour nous du moins. Il semble qu’il y ait assez d’oxygène, plus qu’il n’en faut. Mais n’importe lequel de ces composants sulfurés creuserait des trous dans nos poumons. Pour respirer cela, ils doivent avoir un métabolisme coriace. Une chose est certaine, nous ne serons jamais en compétition pour les mêmes mondes…

— Regardez ! L’image change ! » dit Tjond, ramenant leur attention sur l’écran.

L’étranger avait disparu. À sa place, apparaissait maintenant une image de l’espace, quelque part au-dessus du planétoïde. Un dôme transparent emplit l’écran. Ils virent un étranger y pénétrer. L’image se déplaça encore. Ils observaient maintenant l’étranger de l’intérieur d’une salle aux murs transparents. L’étranger s’avançait dans leur direction. Mais il s’arrêta soudain et parut s’appuyer contre l’air.

« Il y a une paroi transparente qui divise le dôme en deux parties, dit Gulyas. Je commence à comprendre leur idée. »

L’image fit le tour de l’étranger et montra la direction opposée. Dans la matière transparente de la paroi, il y avait une porte ouverte sur l’espace.

« C’est assez clair, dit Hautamaki en se levant. Ce mur central est étanche. La pièce peut servir pour une conférence. Je vais y aller. Enregistrez tout.

— Cela semble un piège », dit Tjond. Elle gardait les doigts crispés en regardant la porte ouverte, sur l’écran. « Il y a un risque… »

Pour la première fois depuis qu’ils le connaissaient, Hautamaki se mit à rire tout en enfilant sa tenue pressurisée. « Un piège ! Croyez-vous vraiment qu’ils auraient fait tout cela uniquement pour me tendre un piège ? Une telle idée est absurde. Et si cela était… croyez-vous que nous pourrions nous échapper ? »

 

D’un bond, il s’éloigna du vaisseau. Sa silhouette flottante devint de plus en plus petite.

Ils se rapprochèrent l’un de l’autre sans en avoir vraiment conscience et, en silence, observèrent la rencontre, sur l’écran. Ils virent Hautamaki franchir doucement la porte du dôme. Ses pieds touchèrent le sol et il se retourna comme la porte se refermait. La radio transmit un sifflement. Très faible tout d’abord, il devint de plus en plus fort.

« On dirait qu’ils pressurisent la pièce », dit Gulyas.

Hautamaki approuva. « Oui. J’entends, maintenant. Et ma jauge de pression atmosphérique l’indique également. Dès qu’elle atteindra la normale, j’ôterai mon casque. »

Tjond voulut protester mais son mari la fit taire d’un geste. Cette décision appartenait à Hautamaki.

« L’air semble parfaitement respirable, dit Hautamaki, bien qu’il y ait une odeur métallique. »

Il posa son casque et ôta sa combinaison. L’étranger attendait de l’autre côté. Hautamaki s’avança jusqu’à ce qu’ils se trouvent face à face. Ils étaient à peu près de même grandeur. L’étranger posa sa paume plate contre la paroi transparente et l’humain fit de même. Ils étaient tout près l’un et l’autre, séparés seulement par un centimètre de matière. Leurs yeux se rencontrèrent et ils restèrent ainsi un long moment, essayant de lire leurs pensées, de communiquer. L’étranger bougea le premier. Il marcha jusqu’à une table encombrée d’objets divers. Il prit le premier qui était à sa portée et le montra à Hautamaki. « Kilt », dit-il. Cela ressemblait à un fragment de pierre.

À cet instant seulement, Hautamaki aperçut la table qui se trouvait de son côté. Dessus, il y avait les mêmes objets que sur l’autre table et le premier était un morceau de pierre ordinaire. Il le prit.

« Pierre », dit-il. Puis il se tourna vers l’objectif de télévision, vers les invisibles spectateurs du vaisseau. « Une leçon de conversation semble primordiale. C’est évident. Enregistrez cela séparément.

— Nous pourrons ainsi programmer l’ordinateur et obtenir une traduction mécanique au cas où les étrangers ne le feraient pas de leur côté. »

Lorsque les noms simples avec référence physique furent épuisés, la leçon se poursuivit lentement. Il y eut des films, certainement préparés depuis longtemps, qui montraient des actes simples. Peu à peu, des verbes et leur conjugaison furent échangés. L’étranger n’essayait pas d’apprendre leur langage. Il veillait seulement à préciser les détails de chaque mot. Il enregistrait lui aussi. Tandis que la leçon se poursuivait, l’expression de Gulyas devint soucieuse et il commença à prendre des notes. Puis il fit une liste qu’il vérifia. Finalement, il interrompit la leçon.

« Hautamaki… ceci est très important. Vérifiez s’ils sont en train d’accumuler du vocabulaire ou s’ils fournissent tout cela à un traducteur automatique. »

Ce fut l’étranger lui-même qui répondit. Il tourna la tête, comme s’il écoutait quelque voix lointaine. Puis il parla dans un appareil en conque rattaché à un fil. Un instant plus tard, ils entendirent le timbre de la voix d’Hautamaki. Elle était dépourvue d’intonation, chaque mot ayant été enregistré séparément.

« Je parle par une machine… je parle mon langage… la machine parle votre langage à vous… Je suis Liem… la machine doit avoir plus de mots avant de parler bien…

— Cela ne peut attendre, dit Gulyas. Dites-leur que nous désirons un échantillon d’une cellule de leur corps, n’importe quel genre de cellule. C’est difficile, mais essayez d’obtenir cela. »

Les étrangers se montrèrent obligeants. Ils ne réclamèrent aucun échantillon en échange mais en acceptèrent un, simplement. Un container scellé apporta au vaisseau une fine lamelle dorée qui semblait être un tissu musculaire. Gulyas gagna le laboratoire.

« Surveille l’enregistrement, dit-il à sa femme. Je ne pense pas que cela me prenne beaucoup de temps. »

5

Cela ne lui prit en effet pas beaucoup de temps. Moins d’une heure après, il était de retour. Il entra en silence. Tjond, toute à la leçon de langage, ne s’aperçut de sa présence que lorsqu’il fut à côté d’elle.

« Pourquoi ce visage ? demanda-t-elle. Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’as-tu trouvé ? »

Il lui sourit tristement. « Rien de bien terrible, je puis te l’assurer. Mais les choses ne sont pas du tout comme nous le supposions.

— Qu’y a-t-il ? » demanda Hautamaki, sur l’écran. Il les avait entendus et s’était tourné vers l’objectif.

« La leçon a-t-elle progressé ? demanda Gulyas. Pouvez-vous me comprendre, Liem ?

— Oui, dit l’étranger, tous les mots sont à peu près clairs, à présent. Mais la machine ne peut travailler que sur un millier de mots tout au plus. Parlez donc simplement.

— Je comprends. Ce que j’ai à dire est très simple. Et d’abord, une question. Votre peuple vient-il d’une planète appartenant à une étoile proche ?

— Non. Nous avons fait un très long voyage d’exploration jusqu’à cette étoile. Notre monde natal se trouve là-bas, parmi ces étoiles.

— Tout votre peuple vit-il sur ce monde ?

— Non, nous vivons sur de nombreux mondes. Mais nous sommes les enfants des enfants des enfants d’une race qui vivait sur un seul monde il y a très longtemps.

— Notre peuple, lui aussi, occupe de nombreux mondes mais vient d’un seul », dit Gulyas. Puis il abaissa les yeux sur le papier qu’il tenait. Il sourit à l’étranger sur l’écran. Mais, dans son sourire, il y avait quelque chose de terriblement triste. « Nous sommes venus à l’origine d’une planète appelée Terre. Votre peuple aussi. Nous sommes frères, Liem.

— Quelle est cette histoire insensée ? » cria Hautamaki. Son visage était tendu, frémissant de colère. « Liem est un humanoïde, pas un humain ! Il ne peut respirer notre air !

— Il, ou elle, ne peut effectivement pas respirer notre air, répondit calmement Gulyas. Nous ne manipulons pas les gènes, mais cependant nous savons qu’il est possible de le faire. Je suis certain que nous parviendrons à découvrir comment la race de Liem fut conditionnée afin de vivre dans les conditions actuelles. Il se pourrait que ce soit là le résultat d’une sélection naturelle, d’une mutation normale, quoique le changement soit trop grand pour être expliqué ainsi. Mais ceci est sans importance. Voici ce qui compte. » Il brandit les feuillets et les photographies qu’il tenait. « Voyez vous-même. Ceci est la chaîne de l’A.D.N.[1] du noyau d’une de mes propres cellules. Voici celle de Liem. Sa race est aussi humaine que la nôtre.

— C’est impossible ! » Tjond secoua la tête, bouleversée. « Regarde Liem. Il est si différent. Et leur alphabet. Qu’en dis-tu ? Je n’ai pu me tromper.

— Il y a une éventualité que tu n’as pas envisagée, celle d’un alphabet complètement indépendant. Tu m’as dit toi-même qu’il n’existait pas la moindre ressemblance entre les idéogrammes chinois et les lettres occidentales. Suppose que la race de Liem ait connu un désastre culturel qui l’ait forcée à réinventer un alphabet, tu possèdes alors l’explication de cet alphabet étranger. Tout comme pour leur apparence… Considère seulement les milliers de siècles qui se sont écoulés depuis que l’humanité a quitté la Terre. Tu verras alors que ces différences physiques sont en fait minimes. Certaines sont naturelles, d’autres ont pu être créées artificiellement. Mais le plasma ne peut mentir. Nous sommes tous fils de l’homme. »

 

« C’est possible, dit Liem, intervenant pour la première fois. On m’informe que nos biologistes sont d’accord avec vous. Nos différences sont minimes lorsqu’on les compare à nos ressemblances. Où est située cette Terre dont vous êtes venus ? »

Hautamaki désigna le ciel au-dessus d’eux, le ruban de la Voie Lactée où scintillaient des amas d’étoiles. « Là-bas, dit-il. Loin, de l’autre côté du centre de la Galaxie, à peu près à mi-distance des bords.

— Le centre explique en partie ce qui a dû se produire, dit Gulyas. Il mesure des milliers d’années-lumière et sa température est supérieure à 5 000 degrés. Nous avons exploré les franges. Aucun vaisseau ne peut pénétrer dans le centre, ni même en approcher à cause des nuages de poussière qui l’entourent. Nous nous sommes donc dirigés vers l’extérieur, faisant lentement le tour de la périphérie galactique, nous éloignant toujours de la Terre. Si nous avions pris le temps d’y réfléchir, nous aurions réalisé que l’humanité se déplaçait aussi de l’autre côté, dans le sens opposé.

— Et nous devions nous rencontrer un jour, dit Liem. Je vous salue, maintenant, mes frères… Et je suis triste, car je sais ce que cela signifie.

— Nous sommes seuls, dit Hautamaki en regardant les milliards d’étoiles rassemblées. Nous avons fermé le cercle et n’avons rencontré que nous-mêmes. La Galaxie nous appartient, mais nous y sommes seuls. » Il se retourna, sans s’apercevoir que Liem, l’étranger doré, l’homme, faisait de même à cet instant précis.

Ils regardèrent au-dehors, vers les profondeurs infinies et noires de l’espace intergalactique, vide d’étoiles. Ils virent les points de lumière, infimes et lointains, éclats microscopiques sur le noir de l’espace qui n’étaient pas des étoiles mais des univers-îles, semblables à celui qui était derrière eux.

Il y avait là deux êtres qui différaient en de nombreux points : l’air qu’ils respiraient, la couleur de leur peau, leur langage, leurs coutumes, leur culture. Ils étaient différents comme le jour et la nuit. La trame souple de l’humanité avait été travaillée par les siècles innombrables jusqu’à ce qu’ils ne puissent se reconnaître. Mais le temps, la distance ou les mutations ne peuvent rien changer. Ils étaient toujours des hommes, des êtres humains.

« Il est maintenant certain », dit Hautamaki, que nous sommes seuls dans la Galaxie.

— Seuls dans cette galaxie. »

Ils échangèrent un regard, puis leurs yeux revinrent à l’espace. En cet instant, ils pouvaient mesurer leur humanité avec la même règle. Ils étaient égaux.

Car, au même instant, ils s’étaient tournés vers l’espace intergalactique, vers les lueurs infiniment lointaines qui étaient d’autres galaxies.

« Il va être difficile d’y aller », dit quelqu’un.

Ils avaient perdu une bataille. Mais ils n’étaient pas battus.

Traduit par Michel Demuth.

Final encounter.

© Galaxy Publishing Corp. Inc., 1964.

© Nouvelles Éditions Opta, pour la traduction.